Mon parcours de vie: Manger seule, j'aimais bien ça

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Je ne me souviens plus exactement de quand ça a commencé. J’ai quelques moments clés, comme ce jour où mon père a dit à ma mère qu’elle mangeait comme une vache, où ce jour où j’ai entendu un garçon demander si je pesais plus d’une tonne. Deux événements espacés de plusieurs années, deux ou trois sans doute, sans en être certaine. Tout ce que je sais, c’est que maintenant que j’y repense, après de nombreux psy, après une hospitalisation, ce sont d’abord ces deux phrases-là qui me reviennent en tête. Mais je crois que ça a commencé encore autrement, tout compte fait.



Vers douze ans, je suis allée vivre chez ma grand-mère, qui n’allait pas vraiment bien et avait besoin de mon soutien. Une grand-mère attentionnée, délicate et qui, surtout, me fichait la paix à l’aube de l’adolescence. Un bonheur d’avoir une chambre où personne ne faisait irruption, où je découvrais les joies des nuits blanches sans devoir me forcer à dormir, ayant un ordinateur pour compagnie – j’étais insomniaque depuis mon plus jeune âge, et passais parfois des heures entières à essayer de trouver le sommeil. Et surtout, un bonheur de pouvoir manger devant le pc. Je n’aimais pas qu’on me regarde manger, sans savoir pourquoi. J’avais déjà des seins, trop bien développés pour mon âge, des hanches qui pointaient le bout de leur nez, et ce ventre rond d’enfant qui s’entêtait à rester. J’étais entre deux âges, entre deux corps, et pas à l’aise du tout avec ça. Assez mal dans ma peau, aidant une grand-mère tout aussi mal après son divorce, refusant de parler à un père récemment hospitalisé, me sentant à tort délaissée par une mère qui s’occupait de ma petite soeur, et une entrée en secondaire qui ne s’était pas terriblement bien passée. Le décor était planté, et c’était pas franchement plaisant à regarder. Manger seule, j’aimais bien. Mais c’est ce qui m’a fait plonger, en quelques sortes : personne n’était là pour me surveiller.  

Après, tout s’est précipité. Le jour où j’ai entendu ce petit con de ma classe, toujours en première année, demander si je dépassais la tonne, je suis rentrée chez moi et je me suis fait vomir. Je ne sais même pas d’où m’est venu ce réflexe : on ne parlait pas encore trop des pro anas, à cette époque, l’anorexie n’était pas le scandale qu’elle est devenue aujourd’hui, et la boulimie, n’en parlons pas, c’était pire. Mais je l’ai fait, naturellement. Je me souviens encore de mon visage gonflé et des veines éclatées dans mes yeux, une image que j’aurai tôt fait d’apprendre à côtoyer. L’engrenage était lancé : j’étais partie pour six ans de troubles alimentaires. 

Je me souviens de cette copine qui savait que j’étais malade – et j’insiste sur ce terme, malade, bordel ! – et qui m’a demandé conseil pour se faire vomir, parce qu’elle, elle n’y arrivait pas. Je me souviens des regards noirs des élèves qui me voyaient manger une demi-mandarine à midi, ne comprenant pas l’effort immense que je faisais pour accepter d’ingérer quelque chose. Je me souviens de quelques réflexions, celles qui disaient que je n’étais pas assez mince pour être vraiment anorexique. Je me souviens du vide béant dans mon estomac, de cette sensation nauséeuse de devoir me remplir, à tout prix, et des quantités inimaginables que je pouvais ingurgiter en cinq minutes à peine, avant que quiconque ait le temps de le remarquer. Je me souviens de la culpabilité, tenace, celle qui prend à la gorge et ne lâche pas, jamais, celle qui te crache à la gueule quand t’as le malheur d’avoir pris cent grammes. Et, inévitablement, je me souviens du soulagement du ventre vide, du creux, comme j’avais l’habitude de l’appeler. Ce creux qui survenait après deux, trois jours, sans manger. Ce creux qui surgissait peu de temps avant la vision trouble, peu de temps avant les malaises. Ce creux qui défiait la gueule grande ouverte à l’intérieur de ma poitrine, elle qui demandait toujours plus, quand lui ne voulait rien, rien du tout. Combat à mort, sans que je comprenne que c’était moi, sur la sellette. Je me souviens, sans fards ni paillettes, d’avoir vomi à plusieurs reprises dans des essuis, dans ma chambre, pour ne pas faire de bruit en allant jusqu’aux toilettes et ne réveiller personne. Je me souviens de la satisfaction, qui triomphait sur ma gorge blessée et parfois en sang. Je me souviens de la première idée que j’avais en tête, chaque matin, ce maudit frigo qui me hantait jusque dans mes rêves. Je me souviens du jour où je n’ai plus réussi à jeûner. 


Je ne sais plus quand c’était, exactement. Je sais juste qu’un jour, des années déjà après avoir commencé à tout foutre en l’air, ce vide qui ne demandait qu’à être rempli a gagné. Comme ça. Sans avertissement, sans rien, j’avais perdu le contrôle. Je n’ai jamais autant détesté mon corps qu’à ce moment-là. Ce n’était plus drôle, soudainement. J’étais de moins en moins prudente, parce que mes crises se multipliaient. Je hurlais quand on osait entrer dans la cuisine lorsque j’étais en train de les préparer. Je hurlais, littéralement, telle une bête sans chaîne, qu’on dégage, qu’on me foute la paix. Je hurlais, puis j’enfournais en pleurant, par terre, souvent, comme la merde que j’étais devenue à mes yeux. Je me punissais pour quelque chose qui n’était pas ma faute, voilà ce que je faisais. On a fini par comprendre qu’il ne s’agissait peut-être pas d’une simple crise d’adolescence. Que peut-être, peut-être, j’avais un problème. Une chose qui restera gravée dans ma mémoire seront ces quelques mots à mon encontre, peu après que je sois revenue de l’hôpital : « mais qu’on la ramène, il faut la piquer ! » Maladresse que j’ai depuis longtemps pardonnée, mais qui, à l’époque, m’a achevée.

Je suis allée à l’hôpital à ma propre demande. Je ne sais pas si je voulais vraiment guérir. Peut-être simplement regagner le contrôle que j’avais perdu. Perdre le poids que j’avais pris – encore et toujours cette même idée, obsédante. J’y suis allée en pleurant, pourtant. Pleurant comme si je n’allais plus jamais en ressortir. À ce stade-là, j’avais l’impression d’être bousillée, jouet cassé, bon à jeter à la poubelle. J’y allais après une déception amicale, que j’aurais tout aussi bien pu nommer amoureuse. J’y allais le ventre déchiré par les vergetures, mon corps, ce traître, n’ayant pas résisté aux années de yoyo que je lui avais infligé. Dix kilos en moins en un mois, cinq en deux semaines. Toutes les tailles dans ma garde-robe, au cas où. J’y allais la gorge arrachée, recrachant parfois du sang après une semaine remplie de crises. J’y allais épuisée, à genoux, mais jamais, jamais je n’y suis allée en me disant que j’en ressortirai guérie.

Je ne pense d’ailleurs pas que ça ait été le cas. J’étais en décrochage scolaire à l’époque, arrêté les cours en plein milieu de mes secondaires, passé l’année à enchaîner les sorties, en dépression, disait le médecin. C’était vrai, depuis longtemps. J’y suis restée un mois, là-bas. Un mois d’été, assez chaud, entourée de gens qui souffraient, pas toujours de la même chose que moi, mais qui souffraient, comme moi. Plus que la psychiatre, que la diététicienne, que la psychologue, que les infirmières, c’est eux qui m’ont redressée. J’y ai fait des rencontres si belles qu’elles n’ont pas duré par la suite ; j’y suis même tombée amoureuse, un peu. Je suis sortie de là de la même façon que j’y étais entrée : en pleurant. Cette chambre d’hôpital, ces gens-là, cet homme de soixante ans, qui se prenait pour notre papa, c’était ma bulle, mon cocon, mon chez-moi. J’avais peur de retourner à la réalité.

Le lendemain même, je reprenais mes conneries. Sorties excessives, crises crises crises, hurlements. Pour m’éloigner de mon environnement, pour m’éloigner de moi-même, peut-être, ma psychiatre avait conseillé à ma mère, avant que je parte, de me rescolariser loin de chez moi, et de me mettre en internat. Accepter fut la meilleure décision de ma vie. Je n’ai pas guéri tout de suite. D’ailleurs, je ne pense pas encore être totalement guérie, je ne crois pas que ce soit possible. Mais, petit à petit, les crises se sont apaisées. D’abord parce que je n’avais pas le choix, à l’internat, malgré quelques écarts, ensuite parce que le besoin de me remplir s’est fait moins obsédant. De deux crises par jour, j’étais passée, sans m’en rendre compte ou presque, à une crise par semaine, puis par mois, puis… Maintenant, je ne me souviens plus de ma dernière vraie crise, de celles que je pouvais faire à quinze ans. Quelques-unes, petites, quelques fois où j’ai ressenti le besoin de me faire vomir après un repas trop lourd, quelques fois où j’ai cédé, beaucoup où j’ai refusé de craquer. 


Je trébuche encore, de temps en temps. Il est probable que je n’apprécie jamais un plat comme d’autres sont capables de le faire. Mon corps est marqué à vie, et surtout, malgré tous mes efforts, malgré tout ce que je lui ai fait subir, il n’est toujours pas mince. Mais j’essaie d’arrêter de le contraindre à être ce qu’il n’est pas, et me concentre plutôt sur le fait d’accepter une bonne fois pour toute ce putain de reflet qui me nargue tous les jours dans la glace.

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